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Thomas d'Aquin, sa tachygraphie, ses secrétaires

 
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mttiro



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MessagePosté le: Sam 19 Nov 2011 11:47 am    Sujet du message: Thomas d'Aquin, sa tachygraphie, ses secrétaires Répondre en citant

Thomas d'Aquin a eu une production exceptionnelle par son calibre intellectuel, mais également énorme quantitativement : près de 8,8 millions de mots en 22 ans. Faites le compte : plus de 1000 mots chaque jour en moyenne.

Au départ Thomas d'Aquin écrivait lui-même, puis fournissait son manuscrit pour l'édition par copie. Ainsi pour la "Somme contre les Gentils" (1260-1265). Mais Thomas n'avait jamais appris la belle calligraphie durant ses années de formation au monastère bénédictin du Mont Cassin. Il avait recours lui-même à un aménagement tachygraphique de son écriture, connu conventionnellement des spécialistes sous le nom de "littera inintelligibilis" (écriture incompréhensible) ; en fait cette lecture est une confusion pour "littera illegibilis", écriture illisible. Nous avons conservé de lui des autographes, y compris des notes de cours en illegibilis. On peut voir à quoi ça ressemble ici, et on comprend que ça ait fait le désespoir de ses contemporains, et, plus encore, des éditeurs du XIXe et XXe siècles :

http://sententiaedeo.blogspot.com/2010/05/handwriting-of-geniuses.html

Voir les détails plus bas, très instructifs.

Cette littera illegibilis a finalement été "déchiffrée" par le dominicain anglais Peter Paul Mackey (1851-1935), qui s'y est usé la vue.

Thomas d'Aquin s'étant aperçu que, en fournissant son manuscrit en illegibilis, c'était la source de retards et d'erreurs, étant donné que son écriture était difficile à déchiffrer, il renonça à cette façon de faire. Il se mit donc à dicter un brouillon à un secrétaire, habitude qu'il conserva ensuite. Ou alors il dictait en improvisant plus ou moins à partir de ce qu'il avait en tête.

Ses secrétaires, qui pouvaient constituer une équipe de trois ou quatre scribes qui se relayaient, avaient une tachygraphie encore plus efficace que la sienne.Le père Antoine Dondaine (qui a écrit un livre en deux volumes intitulé "Les Secrétaires de saint Thomas", 1956) a montré que, là où Thomas avait besoin de 5 ou 6 traits de plume pour écrire tel et tel mot, le secrétaire qu'il appelle A (on le reconnaît à son tracé caractéristique, et ce fut le collaborateur le plus important) se contentait de 3 ou 4 traits, donc un gain du tiers ou plus par rapport à une écriture elle-même très rapide.

On connaît d'ailleurs le nom de certains de ces secrétaires, ou "reportateurs" (reportatores) qui ont noté ce que les contemporains appelaient les "reportationes" dans son corpus d'œuvres, sans parler des sermons et des cours. D'ailleurs le recours aux "reportatores" n'était pas propre à Thomas, bien entendu. La pratique était banale.

Un enjolivement dû à un clerc qui avait fait partie du scriptorium de Thomas, Evenou Garnit, du diocèse de Tréguier, est que Thomas pouvait dicter à trois secrétaires en même temps (on peut penser que c'est plutôt trois secrétaires à la suite), et même en dormant, ce qui, de la part de notre ami breton, est peut-être pousser un peu loin.

Pour voir précisément la façon dont opérait Thomas d'Aquin dans sa propre écriture rapide, on a la chance de trouver en ligne une autre page, qui figure à l'intérieur du document du père Roberto Busa que j'ai référencé ci-dessous. Signalons que Busa, disparu en 2011, était par ailleurs un pionnier reconnu dans l'utilisation des ordinateurs pour l'étude des textes anciens ; il a constitué un index de tous les mots (avec regroupement des formes de chaque nom, adjectif, verbe) des œuvres de Thomas d'Aquin ; ce jésuite qui a fait un "travail de bénédictin" a légitimement droit à son entrée Wikipedia.

Malgré la faible définition des images, l'intérêt exceptionnel de ce bref article, c'est qu'on y trouve :
1) la page manuscrite de la main de Thomas d'Aquin, en littera illegibilis ;
2) la conversion des signes en écriture manuscrite normale respectant fidèlement toutes les abréviations, par le père Adriano Oliva (né en 1964) ;
3) la transcription du latin en clair, une fois développés les mots par décompression des procédés abréviatifs ;
4) la traduction anglaise.

Si vous en avez le loisir, inspectez le tout début du texte. On a "[consistere], sicut etiam ipse Aristoteles probat in X Eth. a impossibile est dicere quod homo in hac vita ultimum suum finem consequatur" = en mauvais français "comme également lui-même Aristote prouve dans (le livre) X de l''Ethique', impossible est de dire que l'homme, dans cette vie, sa fin ultime obtient".

Quand on prend la conversion de la page 204 et qu'on la compare à la décompression de la page 205, on est heureux, parce qu'on voit tout de suite comment ça se passe : c'est de l'écriture abréviative médiévale typique, avec, par exemple le "9" correspondant au préfixe "con-", un "p" à appendice élégant correspond au préfixe "pro-", la deuxième syllabe de "homo" qui est représentée par un trait horizontal au-dessus du premier "o", etc. Toutes les introductions à la paléographie qu'on trouve maintenant facilement sur Internet répertorient les principaux procédés abréviatifs, et, si on veut aller plus loin, on peut consulter intégralement les vieux livres de Chassant, de Zanino Volta, d'Emile Chatelain, le dictionnaire de Cappeli, le Henke, et d'autres travaux.

Mais si, à partir de cette conversion, on revient vers l'original en littera illegibilis à la page 202 de Busa, là on est beaucoup moins heureux, et, à vrai dire, on sombre dans le désespoir, car on ne reconnaît plus rien. Observez au passage que, selon les usages de l'époque, mais en allant encore plus loin afin d'augmenter la vitesse, le manuscrit de Thomas n'a aucune "aération".

Pour se répéter, la littera illegibilis de Thomas d'Aquin est une technique d'écriture doublement compressante. Elle part des techniques abréviatives en usage général à son époque, les pousse au maximum, et y ajoute un tracé rapide des lettres. Cette façon ergonomique de travailler est totalement inconnue de la quasi-totalité de nos contemporains, qui, même quand ils sont très instruits, répètent comme des perroquets radoteurs les poncifs ineptes sur les ténèbres du Moyen Age, et s'imaginent qu'ils ont inventé la lune, alors que les pauvres bougres ne maîtrisent pas la moindre technique brachygraphique digne de ce nom, capable de tenir le coup au long cours. Pour voir un peu, essayez d'écrire un article de métaphysique, ou de n'importe quoi, en "langage SMS".
Je suis un grand admirateur des logiciels de conversion de la parole en texte, qui commencent à atteindre des performances très honorables, mais je ne serai pas avare non plus d'admiration à l'égard des hommes du Moyen Age.

Quant aux secrétaires de Thomas d'Aquin, ils écrivaient peut-être encore plus vite que lui.

Sources :

http://www.idehist.uu.se/distans/ilmh/Ren/soc-memory-aquinas.htm

Article d'Augustin Manson (1957) Le texte authentique du 'De veritate' de saint Thomas et le rôle de ses secrétaires, Revue philosophique de Louvain 55,46 : 216-231 :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1957_num_55_46_4913

Article de Roberto Busa, Transcriptions of an autograph text of Thomas Aquinas from 1260-65 to the present day
http://www.frommann-holzboog.de/site/download/wissenschaftsgeschichte/fest_12.pdf?PHPSESSID=63qb0gdtk9bpdrqs1vfmf0pfg2

Compte rendu du livre de Dondaine :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1958_num_116_1_461395_t1_0240_0000_000

Voir aussi page 43 dans Dominique Butor, Dire la création : la culture italienne entre poétique et poïétique :
http://books.google.fr/books?id=D9GBtT4oJggC&pg=PA41&lpg=PA41&dq=littera+inintelligibilis&source=bl&ots=D
O4iBVEhD&sig=6oMZNiNtxk0LLat_LlfMaOeGyYw&hl=fr&ei=rWbHTrmkJpHDtAbKvMTyBg&sa=X&oi=book_result
&ct=result&resnum=7&sqi=2&ved=0CFcQ6AEw
Bg#v=onepage&q=littera%20inintelligibilis&f=false
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mttiro



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MessagePosté le: Sam 19 Nov 2011 6:04 pm    Sujet du message: La littera illegibilis de Thomas d'Aquin à 20 ans Répondre en citant

Je trouve un billet du 15 février 2011 sur un site d'études thomistiques, qui m'en apprend un petit peu plus sur la tachygraphie de Thomas d'Aquin.
http://thomistica.net/news/2011/2/28/thomas-aquinas-st-alberts-onetime-lackey.html

Quand Thomas était étudiant à Paris à partir de 1245 (il avait alors vingt ans), il suivait les cours d'Albert le Grand, un penseur d'une envergure exceptionnelle. Ce dernier repartit pour Cologne en 1248, Thomas le suivit, et il fut son assistant pendant quatre ans, jusqu'à son retour à Paris pour reprendre ses études en vue du grade de maître en théologie.

Or en 2005 Maria Burger (chercheuse à l'Albertus Magnus Institut, Bonn) a publié les résultats de recherches qu'elle avait conduites dans la bibliothèque de la cathédrale de Cologne. Elle avait examiné le Codex 30, qui contenait une copie du XIe siècle d'œuvres du théologien chrétien (vers 500) connu maintenant sous le nom de Pseudo-Denys, autrefois tenu pour Denys l'Aréopagite.

Et voilà que Maria Burger détecta des notes marginales écrites dans la très caractéristique "littera illegibilis" de Thomas d'Aquin. Il apparut que la tâche de Thomas avait consisté à confronter des versions différentes du même texte pour le compte d'Albert le Grand, qui travaillait à l'époque (1248-1250) sur le Pseudo-Denys.

Article de Maria Burger ("Codex 30 der Dombibliothek Köln. Ein Arbeitsexemplar für Thomas von Aquin als Assistent Alberts des Grossen") ici, avec d'excellentes illustrations :

http://www.dombibliothek-koeln.de/veranstaltung/thomas_von_aquin/aquin-burger.pdf

Ce que nous apprenons donc, c'est que le jeune Thomas, encore étudiant, et "assistant universitaire", utilisait sa fameuse "littera illegibilis" tachygraphique dès l'âge de vingt ans. Il avait dû s'en servir pour noter les cours de ses maîtres.

D'où Thomas tenait-il cette technique ? Il y a certainement une part personnelle. Mais il est probable que cette tachygraphie n'est pas surgie toute armée de sa tête. A propos de manuscrits rapportant des sermons, dont il y a eu une production énorme au XIIIe siècle, en grande partie perdue, mais pas totalement, un auteur observe que dans le manuscrit MS Angers 253, l'écriture rappelle celle de Thomas, mais en plus facile à lire, et renvoie à une autre écriture similaire publiée en 1974. Au-delà des cursives courantes, à tracé plus ou moins économique, il devait donc y avoir des améliorations tachygraphiques de ces cursives, ajustables aux besoins individuels, et dont l'illegibilis de Thomas d'Aquin est un exemple particulièrement intéressant par son caractère extrême, et à cause de l'éminence de l'auteur.

http://fds.oup.com/www.oup.co.uk/pdf/0-19-820814-6.pdf

Il ne suffit donc pas de se focaliser sur les fameuses "notes tironiennes" prises seules. Car seules, elles constituent une brachygraphie pour l'écriture, souvent extrêmement soigneuse (et donc pas tellement rapide), mais pas nécessairement une tachygraphie.

Il faut aussi étudier comment cette technique abréviative se combine à un tracé d'une grande cursivité, pour aboutir à un art tachygraphique dont il serait intéressant de voir s'il a subi une eclipse avant la Renaissance, ou bien s'il a pu se transmettre au-delà par tel ou tel canal. Cet art tachygraphique, combinant notae abréviatives + tracé rapide, est antérieur à ce que j'ai appelé la période de la préhistoire sténographique (celle qu'exemplifie le bureau secrétarial de Martin Luther). En serait-elle la source ?
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mttiro



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MessagePosté le: Sam 19 Nov 2011 7:53 pm    Sujet du message: Estimation de la vitesse de la littera illegibilis Répondre en citant

Un document "Stage d'introduction au manuscrit médiéval" (Institut de recherche et d'histoire des textes, CNRS) fournit une précision chiffrée suggestive. Page 47 on lit que, au début du XIVe siècle, la propension à l'abréviation dans les textes techniques, philosophiques, théologiques, juridiques, était telle que, dans certains textes, "les abréviations permettent d'escamoter plus de 50 % des lettres". Il est ajouté : "Lorsqu'apparaît l'imprimerie, le jeu des abréviations fait à ce point partie intégrante de l'écriture, qu'il est reproduit tel quel, à quelques aménagements près. Ceci permet aux imprimeurs de parvenir à des calibrages plus précis, de réaliser des économies d'espace ; mais en contrepartie, il contraint à doubler à peu près le nombre de caractères dont une fonte se compose".

http://www.needocs.com/document/academique-cours-divers-stage-d-initiation-au-manuscrit-medieval,8951

Lisons bien : il ne s'agit ici "que" d'abréviations.

Si on examine la page de Thomas d'Aquin reproduite dans le document de Busa que j'ai signalé dans mon premier billet sur Thomas d'Aquin ci-dessus, on ne sera pas étonné de cette estimation.

Maintenant essayons d'aller plus loin.

Contentons-nous de regarder le très bref passage du début que j'ai cité. Dans le latin tel que nous l'écririons aujourd'hui, extensivement (chose impensable au Moyen Age, époque connue essentiellement pour ses "ténèbres" perpétuelles), on compte à peu près 110 lettres. Dans la conversion paléographique standardisée dans Busa page 203, on arrive à quelque chose comme 60 signes littéraux, plus une quinzaine de suscriptions, essentiellement des barres horizontales au-dessus des lettres.

Chargeons-nous libéralement d'un handicap et mettons-nous dans le cas le plus défavorable. Nous choisissons de compter ces barres suscites comme autant de lettres (en fait, bien sûr, leur tracé est nettement plus rapide). On arrive à environ 75 signes élémentaires, soit moins de 70 % du latin en écriture in extenso. On a gagné à peu près le tiers en caractères, au bas mot, mais en fait plus.

Maintenant, en plus de cette compression purement abréviative, on ajoute la compression cursive, que je suis incapable d'estimer précisément, mais qui doit permettre des gains supplémentaires très appréciables : regardez la page 102 dans Busa, et vous serez édifiés. On ne sera pas trop loin de la réalité en conjecturant que, tout compris, la littera illegibilis permet au minimum de doubler la vitesse de prise de notes, et peut-être plus. A mon avis, on entre ainsi dans la zone de techniques tachygraphiques telles que le Système français d'écriture abrégée.

Et veuillez noter qu'ici il ne s'agit pas de transcrire les effusions filandreuses d'un politicien évasif, mais une argumentation serrée.

Quand ensuite on se met sous les yeux les sympathiques mais étiques recommandations contemporaines, que j'ai rappelées dans mon billet "Technique de prise de notes : une demande non satisfaite", on aboutit à la constatation d'une régression spectaculaire, heureusement masquée dans certains cas par les merveilleuses techniques issues de l'informatisation (merci, les ingénieurs). N'empêche que tout ça n'est tout de même pas tellement glorieux culturellement, car sans prothèse machinique, nos braves scribes étudiants se retrouvent dans la panade, et leurs professeurs, tout en les exhortant à s'interroger sur leur praxis, ne leur fournissent hélas aucun outil performant. Mais, comme le radotent les crétins satisfaits et leurs perroquets répétiteurs, "on n'est plus au Moyen Age".
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fred



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MessagePosté le: Sam 19 Nov 2011 10:05 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Si l'écriture illisible de Saint Thomas n'a jamais été trouvée ailleurs, comment être sûr que ce n'était pas une création personnelle et un cas isolé ? Si la mode était de mettre des abréviations partout, un esprit un peu évolué aurait très bien pu inventer une sténographie personnelle en les utilisant. Cela ne veut pas dire que tous les scribes du Moyen Age faisaient pareil et écrivaient comme des champions sténographes. De tous temps on a toujours vu des êtres d'exception : cela ne signifie pas que les dix siècles du Moyen Age ont été globalement une période particulièrement lumineuse, du moins en Europe.
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mttiro



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MessagePosté le: Sam 19 Nov 2011 10:34 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Une masse énorme de textes ayant disparu, notamment les notes de cours,
etc., on ne doit pas s'attendre à découvrir dans les bibliothèques une quantité substantielle
de documents à écriture rapide.

Pour la même raison, nous n'avons sur les procédés d'écriture antique en cursive
que des lueurs assez pauvres, puisque, sauf situation favorable (climat égyptien sec, par exemple),
les papyrus périssent. Et les tablettes de cire, par défintion, ne conservent presque jamais
ce qu'on a transitoirement écrit dessus.

C'est un hasard peu commun que nous ayons des manuscrits de Thomas d'Aquin.
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mttiro



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MessagePosté le: Sam 19 Nov 2011 11:17 pm    Sujet du message: Pourquoi il fallait savoir prendre des notes Répondre en citant

Si, comme il est avéré, la pratique était d'abréger massivement le latin (puis les langues vernaculaires),
alors tout preneur de notes qui arrivait en plus à une cursivité suffisante pouvait, par combinaison de procédés,
arriver à une augmentation de vitesse significative. Je ne me hasarderai pas à dire que ceci s'applique à
"tous les scribes du Moyen Age". Ne serait-ce d'ailleurs parce que "scribe" peut désigner un copieur
de manuscrits ne visant pas comme objectif premier d'atteindre une grande vitesse.
Ensuite parce que tout le monde ne peut pas atteindre le même degré de virtuosité.

En tout cas ce que j'ai à l'esprit dans les billets ci-dessus, ce sont les scripteurs ayant à prendre des notes en entendant
un orateur, un prédicateur par exemple, ou un professeur, ou à prendre des notes personnelles en vue d'un travail
qu'on doit mener à bien aussi efficacement que possible.

Il faut ajouter que, aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, on ne disposait pas, comme aujourd'hui, de splendides
manuels auxquels on pouvait se reporter. Il fallait écouter attentivement, gratter. Puis se livrer à des "disputationes"
pour apprendre à argumenter.

Dans ces conditions, si vous ne savez pas prendre de notes, vous êtes tout simplement perdu. Vous coulez à pic.
C'est pourquoi on doit attendre logiquement que l'étudiant du Moyen Age soit contraint d'acquérir une technique
de prise de notes d'un niveau suffisant. Pour les mêmes raisons, la mémorisation était certainement
meilleure qu'aujourd'hui.

Aujourd'hui, mes enfants ont à leur disposition des manuels magnifiques, avec des exercices conçus de façon
tellement charitable qu'une bonne partie des questions posées trouvent leur réponse dans la leçon juste avant.
Gros défaut toutefois : ces ouvrages manquent en général d'index construits de façon professionnelle,
en tout cas en France.
Malgré ces aides assez remarquables j'observe
- que la majorité des élèves et des étudiants ne savent pas prendre des notes (d'ailleurs on ne leur apprend guère)
- et que, et alors ça c'est le pompon, la majorité des élèves et des étudiants ne savent pas se servir de... leurs manuels.

Il n'est donc pas absurde de penser que la prise rapide de notes était bien plus répandue que nous ne pouvons
l'imaginer aujourd'hui, où l'étudiant moyen est carrément un handicapé graphique. Si un "écolier" du Moyen Age
pouvait lire ce qui s'écrit aujourd'hui sur la prise de notes, il ne serait pas favorablement impressionné.
C'est pourquoi, sur ce chapitre-là, nous n'avons pas à faire les marioles.

Mon sentiment est que nous sommes trop enclins à opposer ce qui n'a pas lieu de l'être. Pourquoi ne pas prendre
dans chaque époque ce qu'elle offre de meilleur ? Il y a des techniques qui sont probablement mortes à tout jamais.
On ne verra probablement plus personne poinçonner des tablettes d'argile avec des signes syllabico-logographiques
comme les Sumériens. Mais pour ce qui est d'autres techniques, en tout cas des principes, de la "philosophie"
qui les anime, c'est une autre affaire.
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mttiro



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MessagePosté le: Dim 20 Nov 2011 10:54 am    Sujet du message: Illegibilis comme cas particulier Répondre en citant

L'illegibilis ne procède pas autrement que selon les façons de faire les plus générales en tachygraphie.

Si mon objectif est brachygraphique pur, c'est-à-dire si je veux être économique en espace,
mais pas nécessairement en temps (mon but premier pouvant être en particulier d'économiser
un support coûteux, notamment le parchemin : voir mon post là-dessus), il peut suffire que je pratique
des abréviations, ou des remplacements de mots par des logogrammes simples. Je me contente
de la simplification des mots. Je peux parfaitement écrire un texte contenant une masse
énorme d'abréviations en traçant les signes assez lentement, et même en les calligraphiant
avec amour.

Mais si mon objectif est tachygraphique, c'est-à-dire si je veux gagner du temps, il n'y a pas cinquante façons
de m'y prendre. Je dois alors combiner les deux grands procédés suivants, l'un linguistique, l'autre graphique :
1) une simplification des mots, qui est une simplification de la structure linguistique des mots,
comme indiqué ci-dessus, aboutissant à compacter la représentation orthographique.
2) une simplification des signes graphiques, qui est une simplification du tracé des signes constituant
les mots.

La simplification des mots peut prendre la forme des abréviations mentionnées ci-dessus en (1), avec diverses
approches : troncature finale ou acronymie, symbolisation de morphèmes par un signe unique (comme le "9" = "con-"),
réduction du mot à son squelette consonnantique, etc.

Dans ces simplifications "linguistiques", on peut décider de confondre sous un même signe des phonèmes
différents dans le système phonologique de la langue considérée, mais qui peuvent être regroupables
en "archiphonèmes" sans perte considérable d'information. Par exemple, en français, la sténographie Duployé,
qui cherche pourtant à coller assez fidèlement à la phonologie du français, n'utilise qu'un signe pour
le /e/ fermé et le /E/ ouvert, ce qui peut parfaitement se justifier, non seulement du point de vue
de l'ergonomie sténographique, mais même, en amont, du point de vue du phonéticien.

On peut aussi se prévaloir d'observations sur les contraintes pesant sur la constitution phonologique
des mots d'une langue, les contraintes "phonotactiques" : telle ou telle séquence de sons est autorisée
ou interdite dans telle langue (exemples : aucun mot français ne peut commencer par /zdr-/, aucun mot
anglais non exotique ne peut commencer par /kn-/).
C'est d'ailleurs pour une part en se prévalant de contraintes phonotactiques du français qu'Hippolyte
Prévost a imaginé son élégante méthode des "incompatibilités" (même si la plupart d'entre elles, par ailleurs,
tirent leur source, légitime, du graphisme de la méthode, plus que de la structure linguistique du français).

Par ailleurs les bons concepteurs de sténographies sont sensibles aux structures statistiques
des langues, soit intuitivement, soit à la suite de laborieuses mais utiles observations systématiques.
Ils savent aussi dans quelle mesure les contextes situationnels ou linguistiques permettent de résoudre
des ambiguïtés potentielles à la relecture.

La conclusion est que les meilleurs concepteurs de sténographies sont aussi, de fait, à des degrés variables,
chacun selon les possibilités de son milieu et de son époque, de bons, voire de remarquables linguistes intuitifs,
et cela même sans avoir étudié la "philologie" ou la "phonologie" ou la "lexicologie" selon les canons
des professionnels de la chose.
Quand ce n'est pas le cas, les méthodes finissent assez vite par se révéler bancales. Quand le concepteur
intuite bien la phonologie de sa langue, il peut y avoir quelques petits fils qui traînent, mais rien
qui va irrémédiablement détricoter l'ensemble.

Passons maintenant à la simplification de type (2).

La simplification de type (2) est susceptible de rassembler plusieurs types de simplifications :
a) a minima, simplification du tracé des signes individuels, soit dans un style "cursif", soit dans un style "géométrique"
b) simplification des jonctions entre ces signes
(d'où, par exemple, l'astucieuse "mobilité des 'voyelles'" dans la sténographie Duployé),
c) plus éventuellement une simplification de la ponctuation
(certaines méthodes préconisent sa disparition complète)
d) plus éventuellement une simplification de la mise en page (d'où les lignes courtes sur les blocs sténo américains,
avec guidage par un trait vertical descendant sur toute la page).

Noter que, dans l'histoire de la sténographie européenne depuis le XVIe siècle, il a fallu pas mal de temps
avant que les concepteurs de systèmes comprennent qu'il était plus économique d'opérer
avec le principe un mot = un sténogramme qu'en persistant à présenter des méthodes fondées sur l'emploi
de signes alphabétiques ou syllabiques disjoints. C'est assez frappant puisque, évidemment, les écritures
cursives tendaient à pratiquer les jonctions intra-mot (mais pas toujours autant qu'on pourrait le croire,
comme le montre l'examen de documents anciens, où les mots sont souvent constitués de groupes de lettres
liées, les groupes eux-mêmes étant disjoints).

Un document purement brachygraphique reposant sur un usage massif de "notes tironiennes" ou procédés analogues
peut être très facile à lire dès lors qu'on maîtrise le système. L'impénétrabilité des manuscrits médiévaux
bien calligraphiés, dans une langue que l'on connaît, lorsqu'elle n'est pas due à l'incompréhension
des règles de ductus pour les lettres, repose simplement sur l'ignorance d'un code d'abréviations plus ou moins
standardisé dans chaque scriptorium.

Un document tachygraphique n'est aisément lisible (par le scripteur lui-même ou par des tiers)
que sous certaines conditions. Il faut d'abord que les simplifications de tracés soient systématiques, conformes
à des règles stables (sur ce chapitre, j'ignore ce qu'il en est de l'illegibilis de Thomas d'Aquin, n'ayant pas accès
à une description précise et détaillée). Il faut ensuite, paradoxalement, que les tracés, si rapides soient-ils,
manifestent un minimum de soin, ne subissent que le minimum de déformations par rapport à un modèle idéal.
D'où, dans le document de cours sur la sténographie Duployé intégrale qui est disponible sur le site
de l'Institut sténographique suisse Duployé, la recommandation suivante, classique à l'adresse des débutants,
mais formulée d'une manière frappante : "Calligraphiez très exactement vos signes". Le sténographe,
personnage pressé, est donc invité à se montrer en même temps un calligraphe vétilleux.

Les "notae tironianae" utilisées comme il convient combinent déjà les deux contraintes exposées ci-dessus.
On le voit par l'exemple du "et" latin. D'abord le mot "et" subit une simplification de sa représentation, réduite
à la lettre "t" (simplification de type n° 1). Ensuite cette lettre "t" est tracée de façon simplifiée, et donc plus rapide,
pour aboutir à quelque chose qui a pratiquement la forme de notre chiffre arabe "7" (simplification de type n° 2).

Toutes les tachygraphies procèdent des contraintes indiquées, parce qu'il ne peut pas en être autrement.
Ceci vaut aussi bien pour la littera illegibilis de Thomas d'Aquin que pour le Système français d'écriture abrégée,
la sténographie Prévost-Delaunay, ou n'importe quoi d'autre.

Bien que ce qui précède ne consiste bien entendu qu'à énumérer des platitudes, ces évidences doivent être
explicitement rappelées à chaque fois qu'il est question d'améliorer la prise de notes. Comme je l'ai indiqué
dans mon billet sur la PDN, la plupart des conseils prodigués actuellement en la matière ignorent
totalement la contrainte n° 2, oubli stupéfiant quand on y réfléchit. On pourrait être tenté d'imaginer
que ce silence n'est pas un oubli, mais s'explique par la répugnance bien compréhensible à recommander
d'investir dans un système tachygraphique constitué, pour épargner à l'étudiant un apprentissage
supplémentaire, coûteux en efforts et en temps (mais guère en argent, sauf à être un jeune grigou).

Mais l'explication de cette déficience doit, à mon avis, être cherchée ailleurs. Oublieux de l'histoire,
même récente, des astuces tachygraphiques les plus éprouvées, les conseilleurs actuels n'indiquent par exemple
que rarement le fait que, tout en conservant pour l'essentiel l'écriture courante, on peut supprimer la barre des "t",
réduire les "m" à des ponts d'une seule arche, enlever les points des "i", et autres simplifications de tracé semblables.
D'où l'impression d'amateurisme que j'ai relevée. Tout en faisant preuve de la plus affectueuse bienveillance,
on peut trouver comique de constater que certains de ces auteurs, qui, probablement, déploreraient par ailleurs,
avec un grand plissement réprobateur du front, ce qu'ils pensent être le fatras obscurantiste des manuscrits médiévaux,
sont parfaitement ignorants de cette carence contemporaine, à laquelle ils participent en toute inconscience.
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