mttiro
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Posté le: Jeu 13 Oct 2011 1:13 pm Sujet du message: Eloge technique de Duployé et de sa méthode sténographique |
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Eloge technique d'Emile Duployé et de sa méthode sténographique
Pour ce qui suit, j'écris sous le contrôle des habitués du système Duployé pour le français, dont je n'ai aucune maîtrise pratique,
et dont ma connaissance est, pour le moment en tout cas, essentiellement extérieure, théorique et livresque.
A - Introduction
Je ne suis pas le seul à être très séduit par le système sténographique Duployé. Je ne connais pas la publication originale de Duployé (1860),
ni celle de 1867, lesquelles, sauf erreur, ne sont malheureusement pas librement consultables en ligne, en dépit de la date ancienne,
à moins qu'il existe des problèmes de droits dus à une édition "récente". Mais Duployé étant mort en 1912,
son œuvre devrait tomber dans le domaine public en France en 1982. Ce livre n'est pas numérisé sur Gallica.
Gallica n'a qu'un opuscule : on fera avec. Il s'agit des "Dictées en sténographie Duployé pour le cours moyen", 2ème édition, 1899,
choisies par M. A. Dufresne, instituteur, chez Emile Duployé à Sinceny (Aisne), ou Gustave Duployé, 36 rue de Rivoli, Paris. 32 pages.
Au moment de cette publication, Duployé a 66 ans, et son grand livre, en première édition, est sorti 39 ans auparavant.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1680843/f1.image.r=duployé.langFR
La page 2 contient commodément un résumé du système ("Sténographie Duployé, Médailles d'or, Paris 1878 et 1889,
Méthode pour apprendre sans maître en 2 heures"), merveille de concision. On peut télécharger tout ou partie de l'ouvrage,
mais il faut être vraiment très patient même pour une seule page, et on a plus vite fait de demander une copie de partie d'écran.
Ce tableau de signes diffère un petit peu de celui que nous connaissons. On y voit cinq "signes euphoniques" Z, T, N R, K,
obtenus avec un petit trait ajouté aux signes de s, t, n, r, k : il s'agit manifestement de traiter les liaisons, qui ensuite ne seront plus notées.
Comme je vais l'indiquer, il y a des signes pointés, mais "les points et accents ajoutés à certains signes s'omettent habituellement".
Trois règles, la première étant "écrire les sons et non pas les lettres".
Je suppose qu'on devait retrouver ce frontispice dans les publications duployennes en général. On le voit par exemple
dans le recueil d'abréviations du Canadien Denis-Romulus Perrault, 1899 (ses distinctions sont tellement nombreuses
qu'elles recouvrent pratiquement toute la page de titre) :
http://www.archive.org/stream/cihm_11987#page/n5/mode/2up
Perrault profère au début de ce livre cet ingénieux et moderne distique en vers de mirliton aux alexandrins très approximatifs :
"La sténographie est à l'ancienne écriture / Ce que la locomotive est à la voiture".
A la fin du livre, pages 31 et 32, catalogue énorme de la Bibliothèque sténographique Duployé. On y voit que Duployé avait fait
un cours à l'Ecole normale supérieure, à l'Ecole polytechnique, à Saint-Cyr, à l'Ecole supérieure de commerce de Paris.
Adaptation à 12 langues, dont l'arménien, le "chinook" (= chinook jargon), le latin, le turc. Toutes sortes d'ouvrages sténographiés,
livre de cuisine, La Fontaine, Athalie, Chansons et chansonnettes, la Sténographie apprise par l'image aux enfants, aux illettrés,
Mille et une bêtises, cartes postales sténographiques, Buste de M. E. Duployé, en plastique ou en terre cuite, 6 fr. par colis postal,
Photographie du buste de M. Duployé, calendrier sténographique de l'année, et mille autres merveilles.
Mensuel "La Lumière Sténographique", 29ème année, donc création en 1860. A propos du latin sténographié, deux notes.
"In cruce salus" est inscrit sur la croix de la tombe de Duployé, et "Evangelizare pauperibus" sur la pierre elle-même : voir plus loin.
Le père Le Jeune, dont j'ai parlé par ailleurs, a laissé une messe en latin écrite à Kamloops en sténographie Duployé :
http://www.archive.org/details/cihm_14954
On notera l'organisation d'un léger culte de la personnalité (non seulement le buste de notre héros sténographico-phonétique,
mais même la photographie dudit buste), lié à une activité publicitaire intense, très nécessaire dans la guerre des méthodes
(c'est là que, on l'a vu, Henry Sweet se montra d'un amateurisme pitoyable). C'est ce fameux buste, rendu sous forme de gravure,
qui est la seule représentation de Duployé qu'on trouve partout. Noter que, bon garçon, l'évêque dont dépendait Duployé
lui avait permis de résider à Paris à un certain moment pour faciliter la diffusion de sa méthode.
En passant, le cas de Duployé, et de beaucoup d'autres sténographes, aux ambitions similaires, serait à étudier
dans une perspective sociale de "progrès" : diffusion du savoir dans les classes populaires, chez les sourds-muets,
notation économique des langues les plus diverses, etc. Mais aussi propagation dans les élites. Donc aucune exclusive.
Sur cet aspect social, voir déjà Delphine Gardey, Mécaniser l'écriture et photographier la parole : utopies, monde du bureau
et histoire de genres et de techniques, Annales HSS, mai-juin 1999, n° 3, 587-614, ici :
http://hal.inria.fr/docs/00/02/59/18/PDF/gardey_mecaniser_ecriture.pdf
Delphine Gardey écrit ceci : "L'écriture abrégée, écriture sans orthographe, est considérée comme plus facile à acquérir et à pratiquer,
elle est donc conçue comme un moyen pour le plus grand nombre d'accéder à l'écriture. Le mouvement duployen vise par la sténographie
l'instruction et la moralisation des couches populaires. Émile Duployé fit ainsi graver en signes sténographiques sur sa tombe :
“ Merci à Marie cause de notre joie à tous. Par la sténographie Duployé, écriture ultra facile, instruire et moraliser les masses ”.
Cette vocation populaire puis démocratique de la sténographie sera d'ailleurs revendiquée par ses successeurs :
“L'essence même du régime démocratique exige absolument l'introduction de la sténographie dans les écoles primaires" [discours de Depoin].
Ce projet duployen fonctionne bien comme une utopie : une langue “ universelle ” et simplifiée, accessible au plus grand nombre
car apprise dès l'enfance. La sténographie apparaît comme un mode d'accès à l'écrit en même temps que comme un outil facilitant
le travail intellectuel qu'il soit ou non professionnel. Le caractère “ populaire ” et éducateur de ce projet, similaire à celui
d'un Isaac Pitman en Angleterre, inventeur et propagandiste sténographe mais aussi partisan d'une vaste réforme
de simplification de l'orthographe anglaise, ressemble en partie à celui des langues artificielles internationales qui connaissent
un grand succès au cours des années 1880-1914."
Duployé est enterré dans son village natal de Liesse-Notre-Dame, dans l'Aisne, et on trouve une photo de sa tombe,
ainsi qu'une photo de Duployé et de son buste (sculpté de son vivant) sur une page d'un site consacré au village
http://www.ville-de-liesse.com/, aller sur Histoire, puis Duployé. Cette page semble invisible aux moteurs de recherche,
Google, Alta Vista, Bing. La raison semble être que, bizarrement, c'est une page dynamique. Cette page comporte une biographie
assez développée, dont je n'ai pas encore trouvé l'équivalent ailleurs sur Internet.
Accès direct, si tout va bien pour vous :
http://www.ville-de-liesse.com/frame.asp?lg=fr&page_deb=page_dynamique.asp?num_chapitre=352&num_page=517
Je ne sais rien de ce qu'on peut connaître des réflexions préparatoires d'Emile Duployé, s'il les a manifestées,
ni de la liste des systèmes antérieurs qu'il a étudiés, en dehors de celui d'Aimé Paris (un personnage lui aussi fort intéressant),
système dont on sait qu'il l'a appris au séminaire, de M. Potel, de Dieppe, en même temps que son frère Aldoric, futur prêtre
lui aussi et collaborateur d'Emile. Derrière Aimé Paris il y a Conen de Prépéan, et en amont Bertin, donc Taylor.
Si par hasard quelqu'un en avait une numérisation toute prête de l'ouvrage de 1860 (Sténographie Duployé, écriture plus facile,
plus rapide et plus lisible que toute autre, s'appliquant à toutes les langues), publié à Lyon avec Aldoric, je serais preneur.
Une bibliothèque universitaire allemande en propose une numérisation PDF pour 25 euros + 20 centimes par page x 112 pages = près de 50 euros.
Mais il faudrait surtout le comparer à l'ouvrage de 1867, 4ème ou 5ème édition (Sténographe Duployé, ou l'art de suivre avec l'écriture
la parole la plus rapide, appris sans maître en quelques heures), publié à Liesse, encore plus intéressant, où Emile se dégage de l'influence
d'Aimé Paris et propose vraiment le système Duployé. (Sur l'évolution ultérieure, de 1867 à 1830, il y a une monographie
de l'Institut international de sténographie Duployé).
J'ignore aussi ce qui aurait pu sortir de discussions avec deux de ses trois frères, Aldoric, compagnon de séminaire, et Gustave,
sténographe du Sénat et de la Compagnie de Suez.
J'en juge donc par mon manuel de Hautefeuille & Ramade, 1976, réédité 1981, par le document "Stenographie intégrale" en ligne
sur l'Institut sténographique suisse Duployé, et par l'article Duployan shorthand dans Wikipedia anglais, plus le frontispice
des dictées de Dufresne et du livre de Perrault.
http://www.stenographie.ch/stenographie_integrale.pdf
http://en.wikipedia.org/wiki/Duployan_shorthand
B - Analyse du système de Duployé d'un point de vue phonologique
Je cite Fred sur ce forum (24 novembre 2007), dans un fil de discussion sur "Duployé 2 méthodes ?" :
http://forumsteno.vosforums.com/duploye-2-methodes-t273.html
"Si l'on prend un tableau des voyelles et surtout des consonnes de la langue française classées par catégories,
on est immédiatement frappé par l'agencement des signes sténographiques d'Emile Duployé. Bien sûr, si l'on n'a jamais
étudié la phonétique française, peu importe que l'on apprenne tel ou tel système sténographique ; mais pour un étudiant
en Lettres, par exemple, le système Duployé est le plus naturel et le plus évident du monde ! Sans parler de l'élégance de l'écriture.".
Entièrement d'accord. Quelques précisions pour développer, sauf erreurs de ma part.
Note liminaire : j'aurai parfois l'occasion d'utiliser l'Alphabet Phonétique International, mais ne pouvant utiliser directement
les symboles qui ne coïncident pas avec ceux de l'alphabet latin courant, j'aurai recours si nécessaire à la conversion ASCIII
dite SAMPA, donnée ici avec exemples de mots pour chaque phonème (mais paradoxalement sans les correspondants en API !) :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Symboles_SAMPA_français
Le SAMPA complet avec API en regard est ici :
http://en.wikipedia.org/wiki/Speech_Assessment_Methods_Phonetic_Alphabet_chart
La transcription phonologique est généralement donnée entre barres obliques / /.
1) Consonnes
Comme indiqué par Fred, Duployé ne pouvait guère que reprendre à sa manière le stock graphique patiemment élaboré et sélectionné
depuis le XVIIe siècle. Si on cherche des signes simples, il n'y a pas cinq cent mille possibilités. Mais l'organisation de Duployé est
élégante et systématique. En particulier pour les consonnes, elle est fondamentalement bâtie sur un appariement entre
les traits distinctifs phonologiques et les traits distinctifs graphémiques (veuillez excuser le jargon, mais il est là pour honorer
Duployé de manière pédante, pas pour le noyer, au contraire).
Pour les consonnes occlusives l'opposition segment de droite court / segment de droite long code l'opposition non-voisé
(ou sourd, autrefois dure) / voisé (ou sonore, autrefois douce). Ce principe d'organisation par appariement motivé, non arbitraire,
n'est pas propre à Duployé. Plus tard, Gregg oppose des tracés courts / longs pour les oppositions p/b, t/d, k/g. Et avant Duployé,
Pitman offre une opposition systématique non voisé / voisé rendu par trait fin / trait épais. Duployé a été très avisé de renoncer
à cette solution, trop asservie à la technique du moment pour les instruments d'écriture.
Plus précisément, du point de vue ergonomique, Duployé a choisi de noter les occlusives non-voisées par le segment court plutôt
que par le segment long, ce qui se justifie parfaitement, car, en discours, la fréquence d'usage (fréquence d'emploi, proportion de "tokens")
des phonèmes occlusifs non-voisés est toujours supérieure à la fréquence d'usage des phonèmes occlusifs voisés.
Je me rapporte au phonéticien Fernand Carton (Introduction à la phonétique du français, Paris 1974, reprenant
des données rassemblées par Wioland), dont les données ressemblent à celles qu'on trouve chez Pierre Léon
(Prononciation du français standard, Paris 1966). Et on peut comparer les données que j'ai calculées ci-dessous avec le tableau suivant :
http://theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2007.dossantos_c&part=131110
Le rapport des fréquences (rapport des pourcentages sur 100 phonèmes en chaîne, fréquence de la non-voisée en numérateur,
de la voisée en dénominateur) est de 3,6 pour p/b, 1,2 pour t/d, 6,7 pour k/g. Donc on utilise le trait le plus court pour les phonèmes
les plus fréquents, le trait le plus long pour ceux qui sont moins fréquents. J'ignore si Duployé avait établi des statistiques explicite,
ou s'il s'est laissé guider par son estimation intuitive sûre des fréquences, ou encore si c'est le résultat non voulu d'une opposition
voulue par son côté systématique et esthétique. En tout cas le résultat est là.
Naturellement, cette conception n'est pas originale, au moins dans son principe, sinon toujours dans sa réalisation. C'est même
un classique repris de traité en traité, pour les plus lucides du moins. Par exemple Conen de Prépéan mentionne en 1815 :
"la loi que nous nous sommes imposée d'assigner aux lettres les plus fréquentes les caractères les plus simples et les plus faciles" (p. 25).
Malheureusement sept pages plus loin, p. 32, il ajoute paradoxalement ceci : "les labiales fortes P et F seront distinguées de leurs analogues B et V,
en donnant une proportion double au trait destiné à représenter les consonnes P et F" (Sténographie exacte, ou l'art de parler
aussi vite que l'on parle, 2ème édition, Paris 1815, consultable en ligne ; la première édition est de 1813). Cette construction systématique,
annoncée mais non réalisée chez Conen de Pépéan, n'est même pas envisagée chez Bertin, dont l'organisation des signes
est parfaitement anarchique (Système universel et complet de sténographie, 1792, consultable en ligne). De même chez son mentor
Taylor, 1786 (j'espère que son traité de la pêche à la ligne est mieux médité : Angling in all its branches, reduced to a complete science).
Ce sont d'ailleurs des auteurs qui, quels que soient leurs réels mérites dans la pratique et la diffusion de l'art sténographique,
ne se mettent guère en peine de distinguer clairement une lettre et un son. Byrom (1767), lui, avait compris, même si
ses images graphiques ne sont pas organisées systématiquement pour représenter l'opposition non voisé / voisé pour les 3x2 =
6 occlusives p/b, t/d, k/g :
http://stenografia.pl/pmwiki/zalaczniki/Historia/Oswiecenie/byrom-shorthand.png
Revenons à Duployé. Parmi les occlusives, la paire la plus fréquente est /t/ et /d/, qui se voient assigner chez lui un trait horizontal,
respectivement bref ou long, peut-être de tracé assez naturel (mais ça se discute, certains considérant que ce qui vient le plus naturellement,
c'est un trait incliné en montant vers la droite, de SO vers NE, disons).
Du point de vue fréquentiel, un cas qui sort du cadre est la paire de fricatives /f/ et /v/ : /f/ est représenté par un trait plus court que /v/,
alors que, en discours, /f/ est moins fréquent que /v/, à peu près deux fois moins. Mais une fois mis en place un schéma,
il est peut-être judicieux de s'y tenir par souci de cohérence dans la morphologie graphique (mais voir plus loin pour un cas inverse, celui de ch/j).
Toujours pour ce qui est des consonnes, dans la Duployé courante, donc sans pointage de signes (Hautefeuille et Ramade n'en soufflent mot),
un seul signe couvre n /n/ et gn /J/, on a également un seul signe pour /s/, /z/ (et "x" = /k + s/, voire /g + z/ ?), un seul signe pour le ch /S/ et le j /Z/.
Mais dans le document suisse, l'opposition est : signes pour s, n, j /s, n, Z/, non pointés, contre signes pour z, gn, ch /z, J, S/ pointés.
Or, du point de vue des statistiques concernant la fréquence d'usage, il se trouve que s, n, j sont plus fréquents que z, gn, ch.
C'est remarquable, parce que, pour les paires de fricatives s/z et ch/j, on pourrait s'attendre au codage "isomorphique" systématique suivant :
pas de point = non-voisée, point = voisée. Or le renversement pour la paire ch/j pourra ici se justifier par des considérations de fréquence.
Restent les trois semi-consonnes (ou semi-voyelles, ou glissantes, ou glides, ou approximant) : le bon vieux yod /j/ ("youyou", "paille", "bien", "crayon"),
le /w/ ("ouate", "toile", "Louis", "loin"), et la consonne de "huile", "tuile", Suisse", /H/ en SAMPA, trois phonèmes qui ne disposent apparemment pas
de signe spécial. Ce sont d'ailleurs des phonèmes dont la réalité, la nature et la fonction ont souvent été mal comprises dans un passé même récent.
Néanmoins, dans le tableau des livres de Dufresne et de Perrault, "ill s'écrit comme plusieurs i", donc on sait qu'il existe, bien entendu.
Sur la troisième, le /H/ de "huile" /Hil/, au demeurant fort rare dans les langues du monde (et d'ailleurs beaucoup de Belges la remplacent
par /w/, tandis que certains Français, dont je suis, tendent à la remplacer, suivant les circonstances ou les mots, par un /y/ en diérèse,
donc à dire "buée" en deux syllabes /by.e/) :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Consonne_spirante_labio-palatale_voisée
http://en.wikipedia.org/wiki/Labio-palatal_approximant
2) Voyelles
Passons aux voyelles, domaine plus épineux.
Le système visé idéalement par Duployé devait être une espèce de "français standard", qui devait comporter quelque chose comme quinze voyelles,
sans compter le e caduc (ou "e muet"), qui pose des problèmes qu'on laissera de côté, et l'opposition de longueur sur des paires
telles que "bette" / "bête", "mettre" / "maître".
Mais Duployé était un Picard. Ce n'est pas une anecdote sans pertinence pour nous. Dès l'instant qu'un auteur établit pour ses lecteurs
une prescription linguistique, on est fondé à se demander sur quoi il se base pour l'énoncer.
Duployé, donc, était picard. Ses parents l'étaient aussi, tous deux nés à Liesse-Notre-Dame, comme lui ensuite, à 15 km de Laon ;
ses grands-parents très vraisemblablement aussi. Sur l'accent picard :
http://accentsdefrance.free.fr/picardie/picardiephonetique.html
et les publications d'Henriette Walter citées plus bas.
Quel était donc l'accent de Duployé ? Ce n'était peut-être pas un système conservateur à opposition de longueur (il existe par exemple encore,
notamment en Bourgogne, au Canada), puisque l'accent picard du XXe siècle, et, peut-on supposer, celui du XIXe siècle, ne connaît pas
de corrélation de longueur (contrairement à certains accents belges).
Sur les variétés régionales du français d'Europe à la fin du XXe siècle :
La Phonologie du français, Paris 1977.
Henriette Walter, Enquête phonologique et variétés régionales du français, Paris 1982.(106 à109 pour l'accent picard)
Des données de Walter il ressort qu'on peut aller de 11 voyelles (7 orales + 4 nasales, spécialement chez des locuteurs méridionaux) à 18 voyelles
(14 orales + 4 nasales chez deux locuteurs de Bruxelles, un né en 1896 et l'autre en 1950 ; de tels accents n'étonneraient pas tellement Louis XIV),
voire 20 voyelles chez quelqu'un du Cher.
En ligne :
http://accentsdefrance.free.fr/
Si Duployé avait un accent picard caractéristique, alors on peut s'attendre chez lui à une absence de distinction pour les voyelles
d'aperture intermédiaire : pas de distinctions /e/ "thé" vs. /E/ "taie", /2/ "veule" (adjectif) vs. /9/ "veulent" (verbe) , /o/ "môle" vs. /O/ "molle".
Pour une personne non prévenue, un tel accent évoque étrangement, au moins sur ce chapitre, des accents méridionaux :
c'est d'autant plus insolite que, en Belgique, pas tellement loin, on trouve des accents conservateurs avec un stock imposant de phonèmes vocaliques.
comme indiqué ci-dessus. Ceci expliquerait peut-être ce qui va suivre concernant l'attribution des signes aux sons. D'un autre côté,
on observe que le système Duployé distingue quatre voyelles nasales, et, typiquement, les Picards n'en ont que trois.
Il est bien difficile de conjecturer quel pouvait être l'accent d'Emile Duployé au moment où il a mis au point sa sténographie définitive,
dans les années 1860. Avait-il un accent picard au départ ? Si oui, l'avait-il modifié dans la direction de celui qu'on attribuait
jadis à "la bonne bourgeoisie parisienne" ? Son système est-il influencé par son accent, ou pas ?
Quoi qu'il en soit, voici mon analyse des relations signes / phonèmes chez Duployé.
Duployé ne distingue pas le a d'avant bref /a/ ("patte") du a d'arrière long /A/ ("pâte"). Mais cette distinction est résiduelle, concernant très peu
de paires de mots (même pour ceux qui font la distinction, 95 % des occurrences ont des /a/ d'avant), et est pratiquement morte
pour une majorité de francophones. Il serait donc peu avisé de s'astreindre à rendre un tel vestige.
Duployé a un signe unique grand quart de cercle ouvert à droite, qui ne distingue pas le eu ouvert /9/ de "neuf", "beurre", "peur" du eu fermé /2/
de "deux", "peu", "yeux" (dans la présentation des livres de Dufresne et de Perrault, il y a un point, qui ne s'oppose pas à un signe
de grand quart de cercle non pointé, et je suis incapable d'interpréter cette situation). Mais dans la pratique ce n'est pas gênant.
Elle sont d'ailleurs fréquemment dans une situation de "distribution complémentaire" : dans les contextes où on a l'une, on est souvent certain
qu'on n'aura pas l'autre. Cette opposition n'étant pas d'un bon rendement, il est légitime de leur attribuer un seul signe en sténographie.
La Duployé standard fin XXe siècle ne distingue pas le é fermé /e/ ("nez", "thé") du è ouvert /E/ ("père", "Belge"). Là encore, ce n'est pas gênant
d'avoir un seul signe pour l'"archiphonème" (oups !) recouvrant é et è. D'autant qu'il y a pas mal de divergences entre francophones
quant à l'incidence de ces phonèmes dans les classes de mots. Mais en fait le Duployé présenté par Dufresne et Perrault à la fin du XIXe siècle
a bien deux signes différents pour é et è : pour le é un petit demi-cercle concave vers le haut sans point, et pour le è un petit demi-cercle concave
vers le bas pointé. De même, je ne sais pourquoi, le signe du i est un petit demi-cercle ouvert à droite et pointé, alors que Hautefeuille et Ramade
le donnent sans point. Les connaisseurs de l'histoire de la Duployé pourront nous en dire plus.
Duployé ne distingue pas le o ouvert /O/ ("port") du o fermé /o/ ("peau"). Là encore, un seul signe pour l'archiphonème qui les regroupe se justifie.
Voir d'ailleurs les confusions courantes significatives sur "cote" et "côte". (Sans parler de la délirante prononciation où la scie "low cost"
devient "lô kôst", rimant avec "holocauste" : ce n'est ni de l'anglais, ni une stylisation raisonnable de l'anglais, ni du français, ni rien qui doiv
sortir d'une bouche humaine).
En Duployé courant, le ou /u/ n'est distingué du o (fermé /o/ ou ouvert /O/) qu'isolé ou en finale (signe bouclé). Mais en Duployé pointé,
on peut pointer le signe du ou pour le distinguer du signe du o ("poupe" vs "pope").
La Duployé distingue soigneusement les quatre voyelles nasales ("un bon vin blanc") par des signes en petits quarts de cercle.
Trop soigneusement d'ailleurs, parce que a) la rentabilité de l'opposition entre in et un est très faible ("brin" / "brun", "empreinte" / "emprunte", etc.) ;
b) actuellement la majorité des francophones ont perdu ou quasiment perdu cette opposition, qui persiste dans des variétés conservatrices et régionales
comme la mienne (et donc souvent ces francophones ne savent plus orthographier correctement "empreinte" vs. "emprunte").
Voir d'ailleurs ce qui était dit sur ce forum :
http://forumsteno.vosforums.com/post2667.html
http://forumsteno.vosforums.com/debuter-la-steno-t495.html
http://forumsteno.vosforums.com/signes-in-un-et-e-eu-t500.html
Ce qui est théoriquement gênant en Duployé courante, en tout cas du point de vue du pinailleur en chambre, c'est que le oi est représenté
par le même signe que les deux a. C'est que, en effet, pour le phonéticien, oi n'est pas une unité phonologique, c'est la séquence CV /w/ + /a/.
Cependant la présence du oi dans des mots fréquents et / ou utiles justifient la décision sténographique de lui faire un sort. La question est simplement :
faut-il prévoir un signe spécial pour oi, ou regrouper sa représentation avec celle de a ? En principe, ce devrait être embêtant de ne pas pouvoir distinguer
"la moche a la peau mate" et "la mouche a la peau moite", "le choix du roi" et "le chat du rat", ou "elle est collante, la rousse qui passe" et
"elle est coulante, la rosse qui poisse". Dans la pratique, l'enjeu doit être faible, j'imagine. On arrêtera donc le petit jeu classique
des erreurs de relecture, sujets d'hilarité innocente chez les sténographes.
Dans l'ensemble, donc, l'analyse phonologique qu'on peut deviner chez Duployé, et ensuite la mise en place du codage graphique qu'il monte là-dessus,
sont vraiment impressionnantes.
Pour la phonologie en tout cas, il faut peut-être aller chercher du côté de la Current Shorthand de Henry Sweet (que j'ai présentée sur ce forum)
pour trouver mieux, et Sweet était un des meilleurs phonéticiens de sa génération, sinon le meilleur. Alors que Duployé ne semble pas avoir fait d'étude
de linguistique en forme.
Graphiquement, le système Duployé est techniquement robuste, puisque, ne pratiquant pas l'opposition trait fin / trait gras, il ne souffre pas
de la quasi-disparition de la plume depuis l'époque de sa conception.
Esthétiquement, chacun pensera ce qu'il voudra de l'allure de la Duployé, comme de tout autre système géométrique. Certains les détestent
et tombent amoureux des systèmes cursifs type Gabelsberger, dominants en Allemagne et dans le Hinterland culturel allemand.
D'autre abhorrent les nouilles cursives. D'autres, j'en suis, apprécient les deux, avec des nuances (mais les gras du Pitman me hérissent un peu).
Dans le Meyers Konversationslexicon, 4ème édition, 1885-1892, volume 5, le jugement fulgure en un décret souverain : "Das Aussehen
der Duployéschen Schrift ist unschön" :
http://www.retrobibliothek.de/retrobib/seite.html?id=104626
Ce jugement est repris sans sourciller dans l'entrée "Emile Duployé" sur le Wikipedia allemand :
http://de.wikipedia.org/wiki/Émile_Duployé
Si quelqu'un qui s'y connaît en a le désir et le courage, il serait méritoire d'étendre l'entrée "Duployé" sur Wikipedia en français. Elle ne fournit pas
de lien vers "Duployan shorthand". Wikipedia anglais n'a pas d'entrée séparée pour l'homme, mais est plus riche que Wikipedia français
pour la méthode (même sur "Sténographie", le Wikipedia français n'est pas très fourni). A la date où j'écris ceci, les articles sur la sténographie
sur Wikipedia en italien, espagnol, portugais, polonais, ne mentionnent pas Duployé, si je ne me trompe pas. Les articles russe et finnois, si.
Et ici, j'apprends, ah bon ?, que "le buste de Duployé est à Paris" :
http://www.aisnenouvelle.fr/article/autre-actu/la-steno-selon-emile-duploye-enfant-du-pays
Mais le journaliste s'est un peu mélangé dans les sténogrammes, car l'illustration concerne le square Duployé, à Bruxelles,
orné d'une mignonne statue de jeune fille nue. Aurais-je le berlue ? Ou ai-je abusé du marc de Bourgogne ? Non, c'est bien une scupture de jeune fille,
Silke, par Alfred Blonde, sculpteur belge contemporain. Un mystère enveloppe ce square.
Et s'il y a une rue Emile Duployé à Paris 18ème arrondissement, à la Goutte d'Or, artère sans lustre (et par suite il y a une Ecole maternelle
publique Emile Duployé, une Ecole polyvalente Emile Duployé), il n'y a pas de place du même nom à Paris. Il y a aussi une rue Emile Duployé
à Lyon, à Bordeaux, à Montpellier, à Toulouse, à Marseille, etc., et une avenue à Montréal. Liste de rues sur le site de Liesse-Notre-Dame.
Aucune à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne, banlieue sud-est de Paris), où notre grand homme est mort, retiré dans ce qu'on nous dit être
l'"Abbaye" du Sacré-Cœur (qui n'est pas l'abbaye de Saint-Maur que connut Rabelais, détruite au XVIIIe siècle, mais qui pourrait être
l'actuel Lycée Teilhard de Chardin, anciennement Lycée du Sacré-Cœur, dans un bâtiment ancien).
La rue lyonnaise est actuellement le théâtre de trémoussements peu sténographiques ; voir la fin de :
http://ruesdelyon.wysiup.net/PageRubrique.php?ID=1005942
Plus sympathique est Issy-les-Moulinaux, où la rue Emile Duployé mène judicieusement à un carrefour avec la rue... du Docteur Zamenhof.
Qu'on se le dise !
Cette rencontre a vraiment existé littérairement, puisqu'on trouve un recueil de poésies de Zamenhof en espéranto, sténographiées
en Duployé grâce à Pierre Flageul, sténographe espérantiste (qui a aussi adapté le braille à l'espéranto) :
Zamenhof, Ludwik Lazar: Poezioj de L. L. Zamenhof. Skribitaj en Esperanta stenografio Duployé-Flageul. – Issy-les-Moulineaux:
Eldonejo de Esperanta Stenografio, 1929. 16 paĝoj. |
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